En Mt 20,28, Jésus proclame qu'il « est venu … pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup ». C'est donc avec l'image du rachat qu'il annonce son ultime service, sa mort volontaire par laquelle Dieu est « juste tout en justifiant celui qui a la foi en Jésus » (Rm 3,26).
Dans l'Ancien Testament, la rançon que doit verser le coupable est la punition – amende ou peine capitale – qui rétribue sa faute (Ex 21,30). À l'époque de Jésus, la rançon désigne la somme nécessaire pour la libération d'un engagement, la libération d'un prisonnier de guerre ou l'affranchissement d'un esclave.
Le rachat à l'aide d'une rançon signifie donc la libération par paiement d'un prix. Or c'est à l'utilisation de cette notion en És 53,10-12 que Jésus fait sans aucun doute allusion : il assumait le rôle du Serviteur de l'Éternel donnant sa vie en sacrifice.
La présentation de la mort de Jésus dans le langage du rachat met en valeur l'aspect de don de la grâce faite, et le prix infini de la dépense divine pour notre salut : Jésus-Christ lui-même a donné sa vie.
La représentation du rachat souligne aussi l'effet de l'œuvre du Christ pour ses bénéficiaires : la libération de la prison de la Loi (Ga 3,23). Certes, la servitude de laquelle le Christ rachète est celle du péché, mais du péché qui règne par la force de la Loi qui condamne (1 Co 15,56). Ainsi, le versement de la rançon du sang est l'acquittement de la dette pour les péchés : celui qui a la foi en Jésus voit ses péchés remis comme une dette que le débiteur n'aura plus à payer. Col 2,14 proclame en effet la suppression, à la croix, de la « reconnaissance de dette », opération qui n'est possible – la justice étant sauve – que par le règlement de la somme due. Dès lors, l'œuvre du Christ pour ses bénéficiaires entraîne leur appartenance au Seigneur, car le rachat signifie la fin du règne du péché : les rachetés ont été sauvés pour accomplir la volonté de leur nouveau Maître.
La présentation de la croix comme rançon met enfin en évidence la succession des deux régimes, de la Loi et de la Grâce (cf. Ga 3,23-24). En effet, Jésus-Christ, en réglant notre dette, a inauguré le temps et donné la possibilité de la foi. Avant son œuvre parmi nous, toute l'humanité était maintenue sous la férule impitoyable de la Loi, incapable de s'en libérer, conduite par cette Loi sur le chemin de la Terre promise où elle devait enfin recevoir l'accomplissement de la promesse.
Les Pères de l'Église poussaient trop loin l'image de la rançon, faisant des conjectures pour savoir qui en recevait le prix : était-ce Dieu ou Satan ? Ainsi, selon l'enseignement d'Origène, Dieu offrirait au diable l'âme du Christ en échange des âmes des hommes, mais, après avoir accepté le marché, Satan découvrirait qu'il ne lui est pas possible de retenir le Christ une fois qu'il l'a en sa possession… Mais Dieu ne doit rien au diable ! Une telle spéculation est illégitime et ses conclusions, grotesques ! Le but d'une métaphore est d'exprimer une partie, seulement, de la vérité ; il n'y a pas, bien sûr, analogie parfaite entre la mort de Jésus et l'image de la rançon. Il n'y a donc pas lieu de se demander ici à qui le paiement a été versé, ni de quelle manière le prix a été calculé. Ce qui importe, c'est qu'il fallait un paiement pour que beaucoup puissent être libérés, et que la mort de Jésus a constitué ce paiement.
En Mt 20,28, Jésus annonce qu'il donne sa vie en rançon « pour » beaucoup, littéralement « à la place de » beaucoup. Sa mission exigeait une mort substitutive – la sienne – semblable à celle du Serviteur de l'Éternel portant le péché de « beaucoup » (És 53,11-12) : Dieu en Christ subit la sanction qu'ils auraient dû subir pour leurs péchés.
Mais alors une double et formidable objection est soulevée : la substitution serait impossible , car le péché est une affaire strictement personnelle, et elle serait injuste , car qu'un individu paie pour un autre serait une iniquité qu'il serait impie d'attribuer à Dieu.
La substitution expiatoire est un principe fréquemment mis en œuvre dans l'Ancien Testament. Elle est au cœur du système sacrificiel, et l'imposition des mains sur la victime (Lv 1,4) semble avoir symbolisé la représentation substitutive. L'institution du rachat impliquait aussi la substitution.
Dieu apparaît d'autre part comme traitant avec les collectivités en la personne de leur Chef , en qui elles sont comme organiquement concentrées, résumées. Les actes du Chef valent pour tous ceux qui dépendent de lui : ainsi ceux du roi pour le peuple, de David pour sa dynastie, d'Abraham pour sa postérité, d'Adam pour tous les fils d'Adam. Dans le cas de Moïse, ce chef par excellence de l'économie ancienne, on trouve jusqu'à l'offre d'une substitution expiatoire (Ex 32,30.32).
De même la substitution de Jésus-Christ n'est pas le remplacement d'un individu par n'importe quel individu. Jésus prend la place des coupables en vertu du lien familial : pour racheter ses frères, il a participé « au sang et à la chair » comme ils y participent eux-mêmes (Hé 2, 14-18). Jésus-Christ prend la place des coupables parce qu'il est le Chef capable de le faire. Il se livre comme le Berger pour ses brebis, le Roi pour son peuple, le Maître pour ses amis, la Tête pour son corps, l'Époux pour l'Épouse, le Serviteur pour les « Nombreux », le Récapitulateur pour le monde, l'Adam Nouveau et Dernier pour la nouvelle humanité.
Ainsi le Rédempteur devait appartenir à la descendance d'Adam, des hommes devant être sauvés, mais il ne devait pas être « en Adam », car cela le marquerait de péché : il devait être un nouveau Chef, nouvel Adam, Fils de Dieu et Fils de l'Homme.
Il est exact que le péché est un acte personnel et qu'il ne peut pas être transféré comme tel : il reste éternellement vrai que j'ai péché, et non Jésus – c'est pourquoi Jésus n'a pas confessé notre péché et ne s'en est pas repenti. Mais le péché a aussi une dimension judiciaire : il n'y a pas seulement l'acte nu, mais aussi un poids de culpabilité, dont Jésus-Christ s'est chargé. Le péché est en effet commis devant Dieu, dans un ordre objectif que règle sa Loi.
D'autre part, qu'un individu ne doive pas payer pour un autre individu, c'est un principe que l'Écriture elle-même enseigne (Gn 18,25 ; Dt 24,16 ; Jr 31,29-30 ; Éz 18 ; etc.). Mais si l'affaire ne se joue pas simplement entre individus ? L'homme n'est pas qu'individu ! Nous admettons couramment qu'un homme réponde des actes de son fils, qu'un mari paie pour sa femme (cf. Nb 30,16), qu'un chef couvre ses subordonnés. Cela est juste parce qu'il y a communauté structurée, que le père ou le mari ou le chef récapitule. De même Jésus-Christ se fait volontairement le substitut des transgresseurs en vertu d'une communauté structurée , grâce à un rapport de Chef à membres. La substitution est donc juste. Elle est aussi strictement conforme à la morale, puisque le substitut n'est autre ici que le divin Législateur !
Jésus-Christ et son œuvre
Sylvain Aharonian
Nous reprenons en grande partie dans ce paragraphe les propos d'Henri B locher dans La Doctrine du péché et de la rédemption , Vaux-sur-Seine, Édifac, 1997 rev , p. 161-164.